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Moratoire sur l’urbanisation des espaces non bâtis à Bruxelles : une décision judiciaire inédite

Le 29 octobre 2025, le tribunal de première instance francophone de Bruxelles a rendu un jugement marquant dans le paysage de l’aménagement du territoire.
La Région de Bruxelles-Capitale est condamnée à suspendre toute urbanisation et imperméabilisation des terrains non bâtis de plus de 0,5 hectare, et ce jusqu’à l’adoption d’un nouveau Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS) ou, à défaut, jusqu’au 31 décembre 2026.


Ce « moratoire judiciaire », inédit à l’échelle d’une capitale européenne, s’inscrit dans la mouvance des contentieux climatiques, où les juridictions jouent un rôle croissant dans la mise en œuvre effective des engagements environnementaux.

1.      Les fondements juridiques

L’action en justice avait été introduite par les associations WeAreNature.Brussels et Bruxelles Nature, soutenues par 1 331 citoyens, qui contestaient la politique de la Région de Bruxelles-Capitale (RBC) en matière d’aménagement du territoire : les parties demanderesse reprochaient à la Région de ne pas avoir :

·         Maintenu et renforcé de manière adéquate les capacités d’absorption de gaz à effet de serre par les puits carbone naturels présents sur son territoire ;

·         Mis en œuvre des mesures et politiques concrètes d’adaptation aux conséquences du changement climatique, notamment en matière de conservation et de renforcement de ces puits carbone naturels ;

·         Empêché ou suspendu l’urbanisation des terrains de plus de 0,5 hectare, dont la poursuite contribue à l’aggravation des dommages environnementaux et climatiques futurs.

Les demanderesses mettaient en cause la responsabilité extracontractuelle de la RBC en invoquant non pas la violation de normes de droit positif mais bien la violation de la norme générale de prudence, dans la mesure où la RBC se serait abstenue de prendre des mesures nécessaires pour prévenir les conséquences dommageables du changement climatique.

Le tribunal leur a donné raison, en relevant plusieurs éléments constitutifs de cette faute :

·         Objectifs et résultats insuffisants en matière de réduction des émissions de GES ;

·         Absence d’estimation actualisée de la capacité d’absorption des puits naturels à l’échelle régionale ;

·         Poursuite de l’urbanisation et de l’imperméabilisation du territoire, y compris sur les sites de plus de 0,5 ha :

·         Obsolescence des outils réglementaires en vigueur : le PRAS (2001) et le RRU (2006), qui n’ont pas permis de freiner l’artificialisation des sols malgré la prise de conscience des enjeux climatiques depuis plus de quinze ans.

2.      Réflexion sur l’obsolescence du cadre réglementaire

Le tribunal a donc estimé que les outils réglementaires en vigueur en RBC sont obsolètes. Selon le tribunal :

·         Bien que la procédure de modification du PRAS entamée en 2021 vise à intégrer certains objectifs climatiques, tels que la réduction des émissions de GES, le développement des sources d’énergie renouvelables et l’adaptation au changement climatique ;

·         Que le Plan stratégique de développement régional (PGE 2022-2027) indique explicitement que la cessation de l’imperméabilisation et de la bétonisation du territoire relève principalement d’outils de planification territoriale et d’aménagement, tels que le PRAS ou le PRDD ;

Au moment du prononcé, l’aménagement du territoire et l’urbanisme restent soumis au PRAS de 2001 et au RRU de 2006 qui ne traduisent plus les impératifs actuels de protection du climat et de la biodiversité et sont donc devenus inadéquats au regard des enjeux climatiques et environnementaux contemporains.

Cette inadéquation a été considérée par le tribunal comme un facteur déterminant pour établir le manquement de la RBC à son obligation générale de prudence, puisque la poursuite des projets d’urbanisation sur la base de ces outils obsolètes contribuait à l’aggravation des risques environnementaux identifiés depuis plusieurs années.

Or, la jurisprudence rappelle de manière constante que l’ancienneté ou l’inadéquation d’une norme n’affecte pas sa validité : une disposition réglementaire ne perd pas sa force obligatoire du seul fait qu’elle serait devenue inadaptée aux circonstances actuelles (voyez notamment C.E., 29 décembre 2022, n° 255.419 et C.E., 9 octobre 2015, n° 232.523).

3.      Séparation des pouvoirs : contrôle marginal et comparaison

Le tribunal rappelle que le juge de la responsabilité, lorsqu’il examine le comportement d’une autorité publique, exerce un contrôle nécessairement marginal et ne peut se substituer à l’appréciation de cette autorité, qu’elle relève du pouvoir exécutif ou législatif. En matière de politique climatique, où les pouvoirs législatif et exécutif disposent d’un large pouvoir d’appréciation, le juge doit ainsi limiter son intervention à l’examen de la conformité du comportement de l’autorité à la norme générale de prudence.

Il estime que ce contrôle implique de déterminer dans quelle mesure les données scientifiques et consensuelles permettent de conférer à cette norme un contenu suffisamment précis pour apprécier juridiquement la faute, sans porter atteinte au pouvoir discrétionnaire des autorités.

Or, un parallèle s’impose. Dans le dossier du survol de la capitale, l’action en cessation portait sur un risque avéré pour la santé publique (nuisances sonores aériennes dans des zones peuplées). Toutefois, le même tribunal a été jusqu’à présent été plus réticent à ordonner une mesure concrète très impactante, comme une interdiction directe du survol de zones densément peuplées.

Contrôle marginal ou mesures directes, il peut se créer une perception de traitement différencié, qui appelle à une réflexion sur la cohérence du contrôle judiciaire de l’action publique en matière environnementale.

4.      Portée et limites du jugement

La décision impose à la Région de

·         Refuser la délivrance de tout nouveau permis d’urbanisme concernant les sites et terrains non bâtis d’une superficie supérieure à 0,5 hectare sur son territoire ;

·         Suspendre l’exécution des permis déjà octroyés ;

·         Prendre toutes mesures administratives nécessaires pour garantir l’effectivité du moratoire.

Et ce jusqu’à l’entrée en vigueur de la modification du PRAS ouverte par l’arrêté du Gouvernement en date du 23 décembre 2021, ou, à défaut, jusqu’au 31 décembre 2026.

Même s’il est probable que la Région interjette appel, le jugement est exécutoire immédiatement. On notera toutefois que le tribunal n’a pas assorti sa décision d’une astreinte.

5.      Les sites concernés

Plusieurs zones vertes emblématiques de la capitale sont concernées :
• la friche Josaphat (Schaerbeek),
• le Marais Wiels et le Bempt (Forest),
• le Grand Forestier (Auderghem / Watermael-Boitsfort),
• le Carré des Chardons et le site Distelhoek (Schaerbeek).

Certains de ces sites font l’objet de projets mixtes (logements, bureaux, équipements) portés par des opérateurs publics ou privés. Leur suspension temporaire vise à éviter toute artificialisation supplémentaire avant l’adoption d’un cadre réglementaire révisé.

 Pour plus d'informations, le jugement est disponible via ce lien : https://wearenature.brussels/decouvrez-le-jugement-des-maintenant/